vendredi 31 décembre 2010

ANTIOPA (quatrième partie)

L’histoire d’Antiopa
Et du bon usage de la géométrie pour fabriquer des boites


On va finir par ne plus parler qu’étymologie ! mais c’est amusant de comprendre d’où viennent ces noms curieux de nos papillons !

Ce sont les allemands qui sont le plus évocateurs : Trauermantel, manteau de deuil, voilà qui évoque la tristesse d’Antiopa : Originaire de Grèce et veuve du consul Eugène, Anthie d’où vient le nom d’Antiopa fut la mère de Saint Eleuthère dont on fête le nom le 15 décembre dans les pays orthodoxes. Elle mourut décapitée dans l’arène sur l’ordre de l’empereur Adrien en l’an 130, pour avoir refusé de sacrifier aux dieux païens.

En vérité, il existe des tas d’Antiopes, notamment la reine des amazones. Heureusement, dès que l’on parle anglais, on change de registre : Mourning cloak en amérique ; Camberwell Beauty en Grande-Bretagne.

The Camberwell Beauty butterfly was identified for the first time in England at a farm on the butterflies had almost certainly arrived as stowaways on ships delivering timber from Scandinavia to the Camberwell docks in 1748. C'était la première fois qu'on le découvrait en Grande-Bretagne, et il fut ainsi nommé : "la grande surprise" !

C’est la présence d’argile dans ce quartier de Londres qui a permis l’installation de Royal Doulton, fabrique de porcelaine d’art bien connue. Pour honorer le papillon de Camberwel et l’art de la porcelaine, une grande fresque en céramique orne, depuis 1920  un mur de Southwark Council : Mural of Butterfly. Une mosaïque de 231 morceaux, constituant un tableau de 20x14 fts. Le symbole de Burgess Park. Mais un repère parfait pour les aviateurs allemands de la Luftwaffe pendant la seconde guerre mondiale. Pour les dérouter, Wiston Churchill fait démonter la fresque et cacher les carreaux de faïence. Le mur est remonté aujourd’hui, et constitue un hommage de taille à Antiopa !


En France, on parle du Morio, le fou ou bouffon en latin, à moins qu’il s’agisse d’une déclinaison du verbe morior, mori, qui désignerait la mort sous les coups du bourreau, allusion au martyre d’Anthie ?

Le papillon est grand, vigoureux, spectaculaire : les ailes découpées des vanesses. Une couleur uniforme violette très ecclésiastique. Une bordure crème tout autour. Rehaussée par des points bleus brillants dans la périphérie. Par contre les ailes fermées, on ne voit plus que du brun très sombre, formé comme s’il s’agissait d’une œuvre du peintre Soulage : de fines ondulations noires juxtaposées. Un camouflage parfait ! Femelle et mâles strictement identiques !

Beaucoup plus rare que les vanesses habituelles de nos jardins comme le Paon du Jour dont nous reparlerons, une des grandes satisfactions du collectionneur consiste justement dans l’élevage d’une telle espèce, ce qui va lui procurer, en une seule fois et en bon nombre si l’élevage réussit, les exemplaires dont il s’est juré à lui-même de remplir une boite.

La vanité du collectionneur peut être proportionnelle à la taille de la dite-boite !

Les grandes, car les petites mesurent la moitié et sont beaucoup plus commodes à ranger et transporter, mais trop petites pour le collectionneur vaniteux, mesurent en format normalisé 39cm x 50cm.

Elles sont habituellement fabriquées en carton par de petites mains habiles. Le carton est revêtu de papier marron, collé sur un fond vert, en laissant voir ce fond sur le pourtour, on rejoint le cadre à tableaux mais avec une profondeur suffisante pour loger la hauteur de l’épingle. Le fond est en liège pour être mou et dur à la fois. Le problème c’est la vitre qui sert de couvercle car elle est fragile ; en même temps ce couvercle doit être étanche aux prédateurs qui mangeraient les papillons secs comme leurs cousins dévorent les vieux livres.

Autrefois, on se faisait fabriquer par un ébéniste un meuble spécial à tiroirs pour ranger ces boites horizontalement, et Deyrolles était justement équipé pour loger des collections immenses puisque les papillons du Monde entier y étaient entreposés.

J’avais donc un Maître habitant Cahors qui m’a fait découvrir les merveilles de son Lot. Il était professeur de mathématiques au Lycée Technique de Cahors, et joignait la théorie des maths, à la pratique de l’ébéniste. Il construisait des boites spéciales, en découpant dans des vieux lits en noyer du Lot, bien secs, des planchettes. Et comme il disposait des fraiseuses à bois appropriées au Lycée, il était capable de fraiser des baguettes ayant la forme d’équerres, comme des baguettes d’encadrement mais sur mesure, pour contre-coller les côtés et le dessus. Il m’avait appris à ramasser chez les poissonniers leurs caisses en polystyrène ; à dérouler le fil chauffant de vieux radiateurs, à le brancher sur une prise de courant, pour en faire un fil à couper les caisses à poisson. De cette manière, nous fabriquions le fond des boites en polystyrène dur de 1cm d’épaisseur, lui-même revêtu dessous d’une feuille de liège épaisseur 2mm ; dessus d’une feuille de 1mm. Le fond devenant un sandwich liège-polystyrène-liège tel que l’épingle tenant le papillon perçait facilement la première couche ; était stabilisée par le polystyrène ; et bloquée par la dernière couche de liège du fond. On avait fabriqué des moules, avec des presses comme pour fabriquer une commode Boulle, et on s’adonnait à cette ébénisterie. Le sol de la boite était revêtu de velours, ce qui permettait de loger dedans du lindane, autrement dit du DDT pur, avant que l’on interdise l’usage de cet insecticide redoutable. Sans que l’on voie rien, la poudre blanche du lindane s’incrustant dans les poils du velours. La couleur du velours devant être assortie à celle du papillon pour en faire ressortir les couleurs par contraste. Et on chinait les marchands de tissus pour trouver la couleur appropriée. De l’encadrement de haute gamme ! Je possède trente boites de cet acabit, et elles sont l’écrin de mes collections passées. Et le testament que m’a laissé Robert Blanchard.

Une boite n’est jamais parfaitement rectangulaire comme elle aurait du pourtant l’être. Alors pour découper exactement le fond, il fallait faire une parallèle des côtés opposés et découper ; puis positionner le morceau partiellement découpé dans la boite. Restait à découper les côtés perpendiculaires. Il suffisait de prendre une parallèle avec l’autre côté de la boite pour trouver l’angle juste, avec une règle assez large. Découper. Et couper le dernier côté en mesurant les cotes de part et d’autre. C’est cette géométrie appliquée qui m’a fait comprendre l’intérêt de mesurer deux diagonales égales pour qu’elles s’inscrivent dans un rectangle parfait.

Robert reproduisait les expériences de Mendel avec des zygènes[1], et en croisant des variétés différentes, il obtenait la proportion de croisés prédite, dont naturellement des sous espèces très rares dans la nature. Il croisait aussi des Machaons européens (jaunes) avec des américains (noirs et ce n’est pas une blague). Jusqu’à ce que le hasard lui fasse obtenir un jour un hermaphrodite mâle européen jaune à droite, et femelle américaine noire à gauche. J’ignore ce qu’est devenu ce monstre de foire digne des histoires de Papillon ! Mais j’en ai toujours la photographie grandeur nature !

voilà le fameux exemplaire doublement extraordinaire : il est femelle à gauche ; et mâle à droite : un gynandromorphe.
Mais pire : il est américain (et noir en plus !) à gauche ; et européen (blanc=jaune) à droite !

L’âme de Robert a rejoint le monde d’en haut, et sa collection dont les fameuses boites a été dispersée à Drouot. J’espère que les merveilles qu’elle contenait sont entre de bonnes mains : elles étaient le témoignage d’admiration de la nature d’un « honnête homme, érudit du XXè siècle ».


Vanessa Antiopa est le plus somptueux des vanesses, mais c’est le plus rare aussi.

Car il a des mœurs curieuses : aussitôt éclos, à la mi-juillet, il entre en hibernation après une brève période de vol. Il ne reparaît qu’en mars, éprouvé par l’hiver et souvent décoloré, date à laquelle il s’accouple et où la femelle pond.

On l’observe plus aisément en montagne. Il est fréquent aussi en Camargue. Il a une aire de dispersion couvrant le monde entier, mais y vit isolé.


L’observer est donc une aventure !

Nous sommes toujours en Tarn-et-Garonne dans ces années 1970, et le challenge consiste à le trouver quand-même.

Je passe sur les insuccès qui marquent souvent les débuts.

Figurez-vous qu’à Cazals, dont nous avons parlé avec Euphenoides, dans un site on ne peut plus sec et apparemment dépourvu des saules et peupliers sur lesquels vit la chenille, pas de doute : un premier plane, grand papillon noir avec des reflets blancs, très vigoureux, montant et descendant le chemin. Et puis d’autres : en tout au moins cinq !

Allez les attraper : ils vous voient venir !

Le 3 avril, ils sont toujours là, deux au moins dans la fameuse combe de Bouyssette. L’un est pris d’un beau revers…gardé vivant…mis en cage…prêt, s’il le veut bien, à pondre ! Impossible de distinguer l’abdomen théoriquement plus gros de la femelle ! Justement, pas de chance, c’est un mâle !

Vous imaginez ensuite la prospection systématique des peupliers et saules de la région… N’est pas Jean-Henri Fabre qui veut : ça ne donne rien !

Jusqu’à ce que… le 25 juin…

Premier paradoxe : ce papillon, rare et isolé, pond ses œufs en groupe, une hélice serrée autour d’un rameau de saule dont la longueur peut faire 3 cm. Faut la trouver cette ponte ! Il en sort une chenille qui vit en colonie ! Cent, cent cinquante individus à la fois !

Second paradoxe, celui de l’arbre en boules isolé, plus intéressant qu’une forêt où l’on se perd : la propriété de Montpezat-de-Quercy où nous passions nos vacances possède deux saules, et dans la plus haute branche, les chenilles en question !

La plus haute branche est ployée, coupée, inventoriée, disséquée, jusqu’à retrouver la ponte des œufs vides de leurs chenilles, enrobées dans la toile d’araignée dont elles s’entourent.

Quatre-vingt-seize individus !

A midi elles sont toutes à l’abri. A l’époque je fabriquais des cages en quantité. Avec un doute modeste sur leur identité : pourtant tout concorde : les épines noires, les taches du dessus rouille. . Seulement elles ne sont pas adultes, doivent muer, et n’ont pas les taches rouge-vif caractéristiques.

Les 26 et 27 juin, tout ce monde se pétrifie, sauf des mouvements saccadés de la tête. Que se passe-t-il ? La mue ! Tout le monde ressort vivant, les épines grises, tout petits poils blancs, tache rouille franche !

Et une faim aussi horrible que collective !

Une seule solution : les remettre dans leur arbre, mais à l’abri : un risque en effet, éviter le parasitage, car les chenilles ne sont nombreuses dans la nature que pour permettre à une petite partie d’entre-elles de survivre, et là je ne supporte aucune prédation !

Du 28 juin au 5 juillet tout le monde est dans un manchon de nylon, dans le saule. Et grandit ; et mange ; il faut les changer de place, trois fois, les transvaser, une par une. Le 4 juillet, elles sont de belle taille, et s’agitent en tous sens.

Mises en cage, elles escaladent les côtés, et se pendent par la partie terminale au plafond. Tout le monde la tête en bas ! Cinquante deux chrysalides noires avec plein de faux piquants seront récupérées le six juillet.

Onze jours plus tard, c’est l’éclosion. Il est difficile à la pudeur familiale de dire où exactement, mais ce sont à de telles occasions que se mesure la grandeur d’âme d’une épouse : un appartement moderne n’est pas grand. Nous habitons au second étage d’un petit collectif à Montauban. Et j’avais tous simplement mis la cage ouverte dans la chambre à coucher.

Attirés par la lumière du jour, tous les papillons se ruent sur les rideaux. Ils y  provoquent la fameuse pluie de sang réputée au Moyen-Age, quand l’éclosion des vanesses les amène à lâcher une goutte de lymphe rouge par l’anus, signe de leur passage au stade adulte. Cela ressemble effectivement à des gouttes de sang, et il y en a autant que la colonie contenait de chrysalides. On comprend que les habitants des campagnes aient pu être impressionnés ! Les rideaux durent être lavés naturellement.

J’avais réussi mon premier élevage, et disposais d’une population propre à remplir non pas une, mais deux boites ! Compris la branche où avaient été pondus les œufs, et où subsistaient les traces des mues successives.

Me rendant  périodiquement au printemps à Lyon pour participer à Papillyon, j’y ai trouvé des éleveurs bien plus forts encore : ils font passer la chenille au dernier stade et sa chrysalide au frigo, et tripotent ainsi les mécanismes de la transformation. Ils obtiennent des adultes dont les couleurs sont modifiées, par exemple en supprimant toutes les lunules bleues en périphérie.


Les hommes ne cessent de vouloir jouer avec la nature pour fabriquer des mutants.


Faut pas s’étonner qu’ils veuillent jouer avec les Organismes Génétiquement Modifiés !


Même un collectionneur de papillons est tenté !

Alors…. !




[1] de petits papillons aux ailes bronzées devant et rouges derrière, la plus connue est la Zygène de la Filipendule. Quel joli nom !