jeudi 30 décembre 2010

Dispar, the large copper




les deux générations côte à côte, et des photos argentiques difficiles à récupérer !


Heodes dispar
en Tarn-et-Garonne
ou la logique du biotope : « un trésor est caché dedans »

ou pourquoi il faut sauver les zones humides ?
et s’y connaître un minimum en botanique


J’ai commencé à chercher, vous vous en doutez bien, pourquoi Haworth, qui décrivait cette espèce pour lui anglaise, (mais elle occupe toute l’Europe), en 1803, avait repris ce nom latin de Heodes Dispar. Oh lui l’appelait familièrement Large Copper (il y a des cousins cuivrés de Heodes qui se nomment small ; sooty ; violet ; grecian Cooper…). De même nous utilisons le nom de :  « cuivré des marais ». Les allemands : Feuer Falter : un flamme de rouge feu cuivré dans le vert des iris d’une zone  marécageuse ! Ca se voit de loin !

Heodes inclut d’abord le nom grec : eos, l’aurore. Et eidos, « ressemblant à ». C’est donc le « papillon semblable à l’aurore ». Dispar signifie en latin : différent, à cause de la différence entre les deux sexes. A vous de deviner lequel est le plus éclatant, et fait penser à un lumineux lever de soleil !

Ce qui peut nous alerter, c’est que swamp drainage has been responsible for the decline of this species in Great Britain. Et ce depuis la moitié du XIXè siècle !

On draine ; le sol humide devient sec. Les plantes inféodées aux zones humides disparaissent. On a maintenant compris que les chenilles disparaissent de facto, donc l’adulte : the English subspecies became extinct over a century ago, and has since been remplaced by the Dutch subspecies batavus, wich was introduced into East Anglia around 1927.Voilà ce que l’on trouve dans la littérature spécialisée anglaise. La perfide Albion avoue !

Du coup, on peut comprendre qu’un collectionneur français se passionne pour cette espèce. Plus précisément pour la variété française rutila ! Et quand on saura que le collectionneur en question habite Montauban, dans les années 1970 (toujours avant 1976[1] !), dans une zone très au sud de l’épicentre des colonies connues, beaucoup plus au nord, dans les ex-marais de Saint-Quentin par exemple, on devine que l’espoir d’une découverte sera encore plus enivrant !


Le mâle, frais, est donc rouge feu, un point de lumière flamboyante, encore rehaussé par la bordure noire des ailes, et le bleu tendre et l’orange du dessous. Je vous l’avais déjà dit : où dame nature va-t-elle  chercher des associations de couleurs aussi réussies ? Le dimorphisme sexuel est très net : la femelle est un peu plus grande que le mâle, et a les ailes fauves, envahies de points noirs. Les postérieures sont brun noirâtre, avec une bande subterminale fauve. Mais surtout l’envers des postérieures est bleue : il faut observer le mâle pour le fun. Et la femelle pour l’efficacité, car elle va transmettre l’espèce !

Nous sommes le vingt-sept juillet 1971. Il est dix-sept heures. Bien tard pour une première rencontre : à une date officiellement impossible disent les livres spécialisés. Dans un endroit impensable : un verger de Moissac, ville plus connue pour son abbatiale romane, et pour son chasselas, plantée depuis l’arrivée des rapatriés en 1962 de vergers de fruits, entretenus à grandes pulvérisations de traitements phytosanitaires au cours de toute la saison. Il y a une clairière avec un bouquet de fleurs.  Il se pose : je le prendrai à la main ! C’est un éclaireur !

« Il » est donc bien quelque part ? ?

Mais  où ? ?

Je vais voir mon Maître, car j’en avais un alors (il faut toujours un Maître pour dominer toute discipline), un Maître es-papillons, collectionneur avisé, inventeur de boites de présentation innovantes et pleines d’astuces (une collection de papillons nécessite une mise en boites sophistiquée). Je puis bien dire qui il est aujourd’hui, car mon Maître est malheureusement disparu. Il se nommait Jean Roubinet. Il était venu me voir au bureau, plein de mystères, m’avouant qu’il était « Agent Secret », et qu’il camouflait cette activité (secrète) derrière un commerce ingénu : la chasse aux papillons. Il espérait de moi que je lui parle de biotopes que j’aurais découvert grâce à mes propres activités du Génie Rural. Son activité professionnelle lui donnait le motif à parcourir toute la France, où il traquait à défaut de dangereux subversifs la gente papillionnesque. Il avait inventé des boites incluant deux fentes dans la partie supérieure et inférieure. Posant dessus une vitre coupée exactement aux mesures, et équipé de ventouses latérales, il posait la vitre sur ses supports, et d’un clic, l’emboitait dans ses fentes. A l’époque, on trouvait communément du lindane dans les jardineries, et il en enduisait le fond recouvert d’un velours qui camouflait la poudre. Vous observerez que tout se faisait par la pratique de l’art du camouflage, art fort répandu dans la Nature ! Jean Roubinet était au demeurant dans une dialogie propre à nombre de Maîtres : transmettre à des disciples : oui ; mais former de jeunes concurrents qui vont devenir à leur tour Maître à la place du calife : pas question. Alors le Maître en question me lâche simplement :

-« il faut aller dans la vallée de la Barguelonne »

Il s’agit de la même rivière qui arrose la petite ville de Montcuq, qui a tant fait rire la France quand Jacques-Martin animait le Petit Rapporteur !

On comprend le Maître, quand on sait qu’à l’époque déjà, c’était la ruée des collectionneurs en juin et août dans l’Aisne et l’Oise, les parisiens collectionneurs (heureusement aujourd’hui ils ont disparu et ne passent plus leur temps que devant la télé à regarder les émissions animalières) voulant tous mettre Heodes en boite ! Le plus simple étant de cacher l’endroit où il vit pour le laisser bien tranquille !

Car s’il en est un, c’est typiquement le papillon du biotope.

Ce biotope, quand on l’a vu une fois, on ne l’oubliera plus jamais !

Il faut des marais, et Dieu sait s’il en reste peu. Quoique… ! On dira aujourd’hui : « zone humide ». Ils n’ont pas besoin d’être grands : un rectangle de cent mètres sur simplement dix peut suffire. Aucune station, que ce soit en Tarn et Garonne ou dans le Lot s’agissant d’autres espèces n’est plus grande !

Le phare de ce biotope : l’Iris jaune.


 
Et tout devient simple : pour chasser Heodes, on prend sa voiture, et on longe la Barguelonne, à la recherche de la tache jaune de l’Iris dans un pré. Encore faut-il que ce soit au moment propice, quand le signal brille, c’est à dire en juin.

Avec l’iris jaune pseudacaurus, il faut que l’on observe :

-le petit roseau Phallaris Arondicacea (on parle toujours latin dans le monde des papillons !)
-le carex paludosa
-le jonc effusus et sylvaticus
-la menthe aquatique
-le polygonium amphibium

Vous suivez ? Ah oui, il faut s’y connaître en plantes ! Où avez vous rangé votre vieille flore de Bonnier et de Layens ??

-l’Achillea ptearnica
-le Lythrum salicaria[2]
-le centaurea pratensis.

Tout cet ensemble donne un paysage bien différent, avant, pendant ou après la floraison évidemment.

Car la nature a donné une chance de rattrapage au collectionneur : il y a chez Dispar deux générations :

-la première début juin, bien nourrie au printemps et l’été de la saison précédente, mais parcimonieuse à cause de la rigueur de l’hiver.

-la seconde naît en août, après que la plante nourricière (nous n’en avions pas encore parlé) Rumex hydrolapatum (c’est tout bêtement une oseille) ait commencé de griller. Elle est plus commune, mais sous-alimentée elle est plus petite, parfois naine.

En fait les éclosions sont capricieuses et le papillon apparaît presque cinq mois, de mai en septembre, parfois même octobre.

La petite chenille hiberne au pied de la plante nourricière, dans une bulle d’air qui lui permettra de respirer pendant les inondations de la mauvaise saison.

Elle attaque les feuilles de rumex de manière caractéristique, creusant des canaux enchevêtrés, qui deviennent carrément des trous oblongs aussi gros qu’elle,  ce qui trahit sa présence.

Voilà pour la théorie, on en sait assez, il faut aller sur le terrain !

Je vous passe les essais malheureux : dès la fin mars, la première année, vous recherchez les fameuses feuilles attaquées. Du Rumex, on n’en voit pas. Est-il trop tôt ? On y retourne, mais est-ce le bon endroit, le trente juin. Est-ce trop tard ? Le coup de l’artilleur : un coup trop court, le second trop long ! J’entre-aperçois quand même deux mâles et une femelle. Le premier couple. Mais rien n’y fait : les places de vol sont si circonscrites que l’on ne peut parler de station. On en est encore au hasard. Il faut continuer à chercher.

Seconde année : nous sommes en 1972. Reprise des recherches précédentes le dix sept mars, dans un périmètre un peu plus limité grâce aux tentatives précédentes. Tout est inondé. Des œufs, il y en a, mais de grenouilles ! De l’oseille, point, quelques rares petites pousses. Même chose le vingt-quatre mars. Il faut aller voir le Maître !

L’oracle tombe :

-« la date de l’éclosion de la première génération c’est le 31 mai » !

Ces fameuses dates sont la condition nécessaire de la réussite, et quelques jours de différence suffisent à faire rater une campagne.

Le 31 mai (« encore heureux qu’il ait fait beau » dit la chanson), et que ça ait été un jour férié, par un soleil magnifique, je remonte en voiture la Barguelonne, de Cazes-Mondenard depuis le confluent par la D57.

Il y a des iris jaunes, et chacun est l’occasion d’une halte.

Enfin !

En face de la borne : 4 Km avant Cazes, séparé par un fossé énorme plein de joncs et de ronces, dans un bourbier d’eau, brille un iris.

Ils y sont…

Il fait une chaleur de four, et je me liquéfie sur place, n’osant bouger, attendant, fébrile, la prochaine apparition. De dix heures à midi, tremblant, j’en prends quatorze plaqués nerveusement par le filet de soie au sol : vite : bocal de cyanure[3], papillote sur les genoux, boite de Newman[4], sac.

Même chose le deux juin, dans une peupleraie toute proche, où les seules fleurs sont des chardons hauts comme un homme. Après une traversée hérissée d’épines, ils y sont encore, perchés sur les chardons, mâles et femelles.

Ces dernières se cachent dans les joncs et se lèvent lourdement, comme des canards, quand on les dérange.

Le samedi 9 juin, déjà les mâles se défraîchissent. Le onze c’est la fin.

Après ces exploits, ce n’est presque plus amusant : le rendez-vous pris, il suffit de s’y rendre à l’heure dite.

Le douze août, aux mêmes endroits, la végétation s’est transformée. Les fleurs innombrables : une féerie. Et Dispar, légèrement plus petit, est en nombre, un peu passé déjà. Pour l’année 1972, c’est fini.

L’année suivante, retour au bon endroit, au tout début du printemps, dans les mares remplies d’œufs de grenouille et déjà de têtards. A genoux dans l’eau, recherche des rumex. Feuilles fraîches : aucun intérêt. Feuilles taraudées : ah oui tu m’intéresses ! Et ça y est : une première chenille, espèce de limace verte, enroulée dans le trou de la feuille qu’elle dévore.

Arrive le propriétaire, il m’apostrophe ; je le prends pour le laboureur de Lafontaine.

-« mais que faites vous dans mon champ » ?
-« je cherche des œufs Monsieur ! »
-« vous ne vous fichez pas de moi par hasard » ?
-« mais ce sont des œufs de papillons Monsieur » !

-« Monsieur, votre champ…
… un trésor est caché dedans » !

Facile de dépoter une plante. Facile de mettre les chenilles dessus. Facile de lancer le premier élevage, de voir les chenilles grandir, se chrysalider, de voir éclore les premiers imago, tout frais, tout cuivrés, magnifiques !


Facile pareil de planter des peupliers : en poussant, ils assèchent la nappe phréatique, c’est pour ça qu’on les  plante là ! Facile ensuite d’y planter du maïs : cela va limiter l’apport d’eau par l’irrigation, c’est tout bénéfice. Et l’Union Européenne, en subventionnant la culture, va la rentabiliser plus encore. C’est une façon astucieuse de subventionner le lait en Bretagne, en finançant l’alimentation de laitières ainsi nourries au maïs-vert. Les prairies traditionnelles ont été labourées. Et les nouvelles variétés de maïs de l’INRA, adaptées à l’ouest, ont été semées à la place. L’aide au maïs « grain » a été maintenue pour le maïs « feuille », à la demande astucieuse des édiles bretons. C’est une aide mal appropriée, car le maïs laisse le sol nu l’hiver. L’eau de pluie ruisselle sur le granit étanche vers les cours d’eau superficiels, dans lesquels on puise l’eau destinée à l’alimentation en eau potable. En aidant les éleveurs, on embête les consommateurs. J’ai vécu cette dialogie sur place, en tentant de participer à sortir de ce nœud gordien. Mais impossible à dénouer car qui va oser supprimer le pactole consenti aux agriculteurs ?

Quelques années plus tard, la Bretagne  n’est toujours pas sortie de cette situation paradoxale !

C’est dans une situation assez similaire qu’il y a cent cinquante ans, drainage has been responsible for the decline of Dispar English species.

Cent cinquante ans plus tard, les entomologistes du Muséum d’Histoire Naturelle de Paris ont créé Noé conservation[5]. Ils ont compris que s’il n’y a plus les plantes, il n’y a plus d’insectes, donc de papillons, et ont donc décidé de les recenser pour mieux les protéger. Car s’il n’y a plus d’insectes, plus d’abeilles entre parenthèses, plus d’oiseaux non plus pour les manger. Et s’il n’y a plus d’oiseaux, alors là on tire la sonnette d’alarme, car les oiseaux, on adore naturellement !


Protégeons donc aussi rumex hydrolapatum[6]

(s’il n’est pas déjà trop tard) !






[1] Depuis 1976, la convention dite de Washington identifie un certain nombre de papillons protégés, car devenant rares. Le mieux aujourd’hui est de photographier les papillons vivants, et de laisser les femelles pondre tranquillement sans les prélever.
[2] Qui a donné le nom d’une revue scientifique célèbre en Tarn-et-Garonne
[3] Parce que c’est une façon de tuer les papillons que l’on étalera plus tard, et rangera en collection.
[4] Pour éviter que les captures sèchent trop vite, et ne soient plus étalables le soir, on les range dans un bocal rempli de feuilles de laurier coupées en tranches : l’humidité qui en résulte maintient les articulations des captures souples.
[5] www.noeconservation.org
[6] Depuis lors, l’Europe et la France ont créé les ZNIEFF, zones naturelles d’intérêt floristique et faunistique. Ils ont inventé les CTE, contrats territoriaux d’exploitation, pour indemniser les agriculteurs s’efforçant d’avoir des pratiques d’exploitation respectueuses de l’environnement. Les pratiques vertueuses existent donc. Mais en même temps, l’agriculture productive d’une part, et l’utilisation des pesticides  par les jardiniers du dimanche mettent la France en premier pays au monde pour l’utilisation des molécules phytosanitaires. On peut craindre que dans ces conditions notre Dispar soit en danger de disparition sur le continent aussi. Il est vrai que nos enfants absorbent ingénument les mêmes pesticides mettant en cause leur fertilité future. Il s’agit donc d’un vaste problème…