samedi 26 mars 2011

Limenitis populi


les trois Limenitis. Populi est au centre avec en bas une somptueuse femelle

La crème de Chantilly

J’ai comme beaucoup de jeunes adoré monter à cheval, et je fréquentais le club Hippique des Bruyères quand j’était pensionnaire au lycée Corneille de Rouen. J’y ai passé un bail dans ce lycée, neuf ans en réalité, puisque je suis rentré en sixième, atmosphère militaire ; lit au carré dans les grandes chambres collectives ; je revois la double rangée des lits recouverts d’une courte-pointe rose ! chacun son armoire en fer. Sa boite en bois avec le beurre pour la semaine. Que des garçons, pour éviter tout risque d’émission scabreuse de phéromones.

Au cours des vacances d’été, nous partions vers le sud à Dax, rejoindre la maison d’enfance de mon père, et je vous ai raconté mes contemplations de flambés planeurs. Il y avait beaucoup d’élevages de chevaux de courses dans le coin, notamment celui de Lahouyé qui ayant réussi dans la pâtisserie, avait acheté une écurie de courses. Grâce au réseau familial, consommateur de gâteaux, j’avais pu me faire accepter comme stagiaire, et j’y passais mes matinées, levé très tôt, montant deux chevaux successivement, dans l’odeur inoubliable des pins des Landes, dégoulinant de résine odorante. Après la promenade, on déboule à toute vitesse sur le champ de courses, et  quand on est derrière, on prend dans la figure les mottes de terre que vous envoie celui qui est devant à cinquante à l’heure. Vaut mieux avoir des lunettes comme dans une Bugatti 35 autrefois !

Des années plus tard, en prépa, j’ai continué. Je m’étais mis en tête de devenir officier des Haras. Trop de lectures d’Alexandre Dumas, puis de Stendhal sans doute. Et puis j’ai épousé Anne de Bretagne. Notre première affectation a été l’Ecole du Génie d’Angers : René son père nous avait trouvé un appartement dans une maison à colombages, en face du château du Roi René justement, où nous écoutions des concerts de trompe de chasse tous les dimanche matin en pensant à lui. Vincent est né un 14 février, fête de la saint-Valentin, et j’ai eu trois jours de congés parental. C’était le début d’un service militaire qui durait à cette époque dix huit mois. Et puis Emmanuel un an après, mais par une erreur irréparable il est né le six février de l’année suivante, en avance de huit jours sur la date prévue. Et j’ai eu mon second congé parental. Et puis j’ai pu intégrer le septième Régiment du Génie de Rouen, puisque Anne y résidait chez René. Vrai lieutenant en uniforme, j’ai fait plusieurs ballades à cheval dans les bois environnant les champs de manœuvre, convaincu que j’étais en 1870, et que je passerais ma vie à cheval. J’ai connu mai 1968 avec ma section, gardant l’antenne de télévision des Essarts. C’est là que j’ai appris, à faire cuire les œufs à la broche, en les traversant par une branche et les faisant tourner au-dessus du feu. Reçu dixième à l’Agro, je suis monté à Paris, en intégrant la Cité Universitaire, au pavillon de l’Agro, célèbre pour la peinture dont les étudiants revêtaient périodiquement la statue centrale en béton d’un jardinier poussant une énorme brouette. Puis j’ai plusieurs années durant fréquenté l’Ecole Militaire, où nous entraînaient les Officiers en tenue, les mêmes qui paradent toujours sur les pelouses du Champ de Mars. C’est pour cela que je connais finalement pas mal Paris où j’ai longtemps traîné mes bottes.

Comme j’étais prédestiné, l’encadrement de l’Agro m’a aidé à préparer la suite. A l’époque, le Pari Mutuel Urbain finançait le Fonds National du développement de l’adduction d’eau. C’était une forme de virtus, visant à compenser le malus que représentaient les jeux de hasard. Et c’était une autre forme de compensation : les paris des gens des villes finançant l’adduction d’eau des campagnes. Car l’eau potable apportée à domicile dans les campagnes est loin d’être gratuite, et nécessitait dans ce qui fut les trente glorieuses un effort de la nation. La Nation c’était aussi les parieurs !

Alors un cadre de l’Agro téléphone à Rouanet, Président du P.M.U. Nous avons un Ingénieur-élève à l’Agro, qui se destine au cheval. Pouvez vous lui expliquer les courses ? Vous voyez, l’Ecole exerçait au nom du Ministère une sorte de tutelle sur les Courses, et y plaçait ses futurs Ingénieurs, on dit pour « essaimer », ce qui veut dire mettre des anciens élèves partout, pour créer un réseau de copains, ce qui en France est la logique des Corps. J’entrais dans un Corps, des Agro de Paris. Aujourd’hui ils sont devenus Agro-Paristech grâce à un brillant copain qui dirige l’Ecole. Paristech cherche à devenir un pôle d’excellence mondial pour dépasser en notoriété les américains et les chinois dans le classement des grands pôles Universitaires. La renommée de Paris devrait faciliter les choses.

Et je vois débarquer une DS Citroën. C’était la voiture de luxe de l’époque, la même que celle du Président de la République en l’occurrence de Gaulle, pas moins ! Et le Président du PMU est derrière à droite, la place du Préfet. La place du Président ! Et il me fait m’asseoir derrière. Comme il squatte la place droite, je dois bien me mettre à gauche, ce qui signifie … que je serai à droite un jour ? Et le Président dit au chauffeur comme dans un film de Gabin :

-« Bernard : à Chantilly ! »

et Bernard jette la DS dans la circulation. Et il se met à suivre le bus 28, le mien, qui m’emmène tous les jours à la Cité Universitaire ! Et je vois les copains sur l’impériale, qui tirent la sonnette des WC pour faire signe au Bernard-du-bus qu’ils veulent descendre ! Et je les regarde dans ma DS avec chauffeur, pas grave si je suis assis à gauche ! Je prendrais bien la folie des grandeurs !

Et nous arrivons à Chantilly, c’est une espèce de château pour chevaux huppés. Et nous entrons dans les box. Tout en acajou, comme un yacht de milliardaire qui serait émir à Dubaï ou Monaco. Et on me présente au cheval qui occupe le box. C’est le cheval (d’un émir) qui est plus que pur sang, vu qu’il est né de X et de Y qui sont dûment répertoriés au stud-book qui répertorie le pedigree des Anglo-arabes (chevaux). Et que je vois arriver un Officier des Haras en uniforme. « Quel bel homme » aurait pu dire Jack Lang s’il avait été à ma place ! Et qu’il se courbe devant le Président du PMU, et échangent des propos circonstanciés ruisselant d’amabilités et autres aménités positives. Et que l’Officier salue le cheval ; le cheval répond à peine, par un tout petit hennissement. Et l’Officier prend un registre vierge, et il tripote le cheval pour identifier un épi sous crinière. Et une balzane de trois. Et qu’il est alezan et que sa mère était une championne de saut. Et qu’à la fin l’Officier dit : « vous me devez tant ». Et que le  Président dont c’était le cheval qu’il voulait faire immatriculer pour avoir des papiers lui répond : « je n’ai pas de monnaie ». Et que je vois mon Officier rougir de honte, et dire : « pas grave, vous me paierez une prochaine fois ». Et que j’ai honte pour l’Officier.

Ouf on sort de cette torture, et le Président me dit :

-« voulez vous faire un tour en forêt ? »

Et je dis oui naturellement, j’ai ma journée à tirer, et besoin de prendre l’air. Chantilly est un endroit sublime, avec la forêt, et des pistes de sable ratissées en permanence, pour ne pas risquer d’abîmer les pieds des émirs, quand ils se courent derrière les uns les autres pour s’entraîner, en vue de faire gagner des millions à leurs propriétaires. Et on me fait monter dans un pick-up tout-terrain, pour faire un tour de propriété. Le Président a d’autres chevaux à visiter, et il me lâche, en me disant qu’on se retrouvera à déjeuner.

Et on part en forêt, avec un autre Bernard, qui est palefrenier mais du grade le plus élevé : il ne ramasse plus les crottes qui font sale sur les pistes sablées, il le fait faire aux apprentis jockey, qui acceptent spontanément ces corvées, rêvant d’obtenir ainsi l’autorisation de monter l’émir. Enfin son cheval. C’est pareil, sauf que le cheval est finalement plus sympathique.


Une fois de plus je vous ai entraîné dans une digression contournante, et vous vous demandez où je veux en venir ?

J’en viens aux crottes ! oui, aux crottes de cheval de course, qui jouent le rôle essentiel dans mon histoire. Je vous ai expliqué la complexité d’un milieu naturel, d’un habitat. C’est fait de roche mère qui fait la géologie. De sol résultant de la décomposition de la roche-mère ; de la végétation dessus. Et des animaux supérieurs qui peuvent la « bouffer » si je puis me permettre. (On peut se passer de l’homme qui vient dans le dernier stade, la plupart du temps pour tout bouziller en rasant tout pour construire un immeuble).

Prenez une prairie en normandie.

Pardon, je digresse, mais je ne puis faire autrement si je veux que vous compreniez !

La prairie permanente, c’est de l’herbe. Mais pas n’importe quelle herbe arrosée en permanence par la pluie ; « La nuit j’entends l’herbe pousser » dit la maxime. Mais s’il n’y a pas de vaches pour brouter l’herbe, celle-ci ne reste pas rase. Pas de vaches, pas de bouses. Pas de bouses, pas de matière organique. Et pas de bouses, pas de rosés des prés, odorants à six heures du matin, quand vous découvrez les chapeaux, blanc-rosé visibles à un kilomètre sur l’herbe verte qui doit être rase sinon on ne voit rien  !

Prenez Chantilly : il y a la forêt. Il y a bien des « clairières de grands massifs boisés comprenant des peuplements de trembles ou d'autres peupliers ? Il y a donc des chemins forestiers bordés de grands arbres aux canopées jointives, avec sol localement frais et humides ». Je cite la littérature idoine.

Toutes conditions nécessaires, mais pas suffisantes !

Alors Bernard me fait faire le tour du propriétaire : on roule sur une piste cavalière, et il y a les traces du galop des chevaux qui nous ont précédés, avant qu’un tracteur muni d’une herse ne ratisse tout ça. Et il y a des crottes toutes fraîches, car un autre tracteur n’est pas encore passé les ramasser (à Chantilly pas une crotte ne traîne car ça ferait sale et il n’en est pas question ! d’autant que le fumier de cheval est revendu pour faire pousser les champignons de Paris dans les catacombes justement)

Je ne vous ai pas encore parlé du Grand Sylvain, mais c’est l’habitant habituel de ce genre d’endroit où se cumulent forêt avec des voies cavalières ; ambiance un peu snob ; plus impérativement des crottes.


Et je hurle à Bernard quand j’en vois un, puis deux posés sur un tas de crottin :

-« Monsieur (je n’ose encore l’appeler Bernard) pouvez-vous vous arrêter » !

Le papillon de Chantilly, le Grand Sylvain, Limenitis populi, je l’avais devant moi !

Les anglo-saxons qui n’ont pas un vocabulaire aussi riche que le nôtre l’appellent une fois de plus l’Amiral.

The Poplar Admiral (Limenitis populi) is a butterfly in the heliconiine clade of the Nymphalidae family.

Le Grand sylvain ou Nymphale du peuplier est un lépidoptère appartenant à la famille des Nymphalidae. C'est un des papillons, qu'on peut voir venir s'alimenter au sol sur des excréments, sur des zones ouvertes, humides et ensoleillées

C'est un grand papillon (Envergure du mâle :' 70 à 80 mm).
voici un exemplaire suffusé de bleu

Moeurs : vol plané caractéristique, exclusivement dans les canopées sauf quand le mâle descend rechercher les flaques d'eau et les matières en décomposition, tandis que la femelle préfère la sève des arbres. Du coup elle descend peu au sol. Et du coup on en voit rarement dans les collections, sauf celles résultant d’un élevage naturellement.

Période de vol : mi-mai à fin juillet, voire début-out, selon l’altitude.

Plantes-hôtes : peupliers (Populus tremula en allemange, ou d'autres peupliers populus nigra, P.xgileadensis.

Les oeufs sont pondus un à la fois sur le dessus des feuilles. Incubation : 12 jours. Chenille verte à tête noire, avec deux excroissances noires sur le second segment, partie centrale tâchée verdâtre noirâtre, pointue à l'arrière et foncée sur le dessous. Elle est visible d'août à mai, avec hibernation au 3e stade. La chenille accroche sa chrysalide sur une feuille ou un rameau.

J’avais donc vu le Grand Sylvain. Mais je n’ai pu faire autre chose que le contempler quelques minutes : Bernard avait des consignes : on a fait le tour du Champ de Courses.

Puis on a mangé au club, là où les serveurs appellent le Président par son prénom, en disant :

-« Monsieur Antoine désire-t-il un apéritif ? »

C’était bien, c’était chic, ce n’était pas trop, régime jockey, pour conserver la ligne et pouvoir monter l’après-midi. Le serveur a évidemment demandé :

-« un peu de crème Monsieur Antoine ? »

Je me rappelle que Romanet a été très class, et qu’il s’est excusé de ne pouvoir me reconduire, vu qu’il avait des occupations extrêmement importantes (une conférence avec une écuyère vraisemblablement) et qu’il a seulement conclu :

-« Bernard vous raccompagnera ! »

Et que Bernard m’a ramené à la Cité Universitaire. J’étais comblé, Bernard m’avait enjoint de m’asseoir derrière….. à droite !

Je me rends compte en vous racontant cette histoire que c’est sans doute cette journée mémorable qui a guidé mon subconscient quand, quelques années plus tard à la sortie de l’ENGREF, j’ai brusquement réalisé que je n’avais rien à faire dans les Haras, à immatriculer les chevaux de luxe de mecs qui me répondraient qu’ils n’avaient pas de monnaie.

Plus tard, Blanchard qui avait fréquenté la forêt de Chantilly dans des conditions plus normales, en voiture puis à pied, m’a donné des quantités de mâles de Grand Sylvain tout frais qu’il avait pris au filet en rase-mottes pendant que les papillons se gavaient de crottes bien fumantes.

Et c’est à Lyon, pendant une manifestation de Papillyon, salle de la Ficelle, que j’ai acheté ma seule femelle à un amateur de Hongrie, qui savait les faire pondre pour en élever les chenilles.

Je m’aperçois que je manque à tous mes devoirs, et que je n’ai pas psychanalysé Linné nommant notre Grand Sylvain, Sylvain venant, mais c’est facile pour un Forestier : de Sylva la forêt. Une fois de plus, je ne trouve que la définition anglaise :

Also Limenites, Limentis and Limenoscopus (Limenitês, Limenitis, Limenodkopos), i. e. the protector or superintendent of the harbour, occurs as a surname of several divinities, such as Zeus (Callimach. Fragm. 114, 2ded. Bentl.), Artemis (Callim. Hymn. in Dian. 259), Aphrodite (Paus. ii. 34. § 11; Serv. ad Aen. i. 724), Priapus (Anthol. Palat. x. 1, 7), and of Pan (Anthol. Palat. x. 10.)

 Voyez, on a le choix, entre lui et ses copines une fois encore !

Je vous propose un deal : oublions que l'Amiral ... aime les crottes !


Nous on préfère  la crème,

… la crème de Chantilly !